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Mais le Reichsführer avait un autre sujet d’angoisse. Il s’en ouvrit à Kersten, lorsqu’ils se retrouvèrent de nouveau.
— Ce que je redoute, dit Himmler, c’est de tomber très malade en votre absence. Cela m’est arrivé pendant votre dernier voyage et j’ai cru devenir fou. J’aurais donné n’importe quoi pour être en contact rapide avec vous, pour recevoir ne fût-ce que vos conseils pendant ma crise. Même cela m’aurait fait du bien, j’en suis sûr.
— Je le crois aussi, dit Kersten. L’influence morale agit beaucoup sur les nerfs.
Himmler s’agita faiblement sur son lit étroit et dur. Il gémit :
— Vous voyez, la seule crainte de ne pas pouvoir communiquer promptement avec vous me rend anxieux et l’anxiété provoque les crampes. Et vous êtes là ! Que vais-je devenir quand vous serez en Suède ? Pour un échange de lettres, il faut des jours et des jours. Et, par télégramme, on ne peut pas expliquer un cas médical.
Un moyen aisé vint subitement à l’esprit de Kersten, et si plein de promesses qu’il lui parut inaccessible. Il dit pourtant :
— J’ai appris à Stockholm que Ribbentrop s’entretient très souvent par téléphone avec l’ambassade allemande. Pourquoi ne me feriez-vous pas appeler des bureaux de Ribbentrop ?
— Pour rien au monde ! s’écria Himmler. Je ne veux pas que ce voyou sache quoi que ce soit de mes affaires privées ! Plutôt crever de souffrance !
La difficulté ne fit que surexciter l’imagination de Kersten. Formulée au hasard un instant plus tôt, son idée maintenant lui apparaissait comme un besoin indispensable. Il pensait aux décisions rapides qu’il faudrait prendre à Stockholm et qui, toutes, dépendraient de Himmler. Le lien direct avec lui serait un avantage immense.
— Il n’y a que les services de Ribbentrop pour communiquer avec vous par téléphone ? demanda le docteur.
— Uniquement, dit Himmler. Il est impossible de téléphoner, en temps de guerre, avec l’étranger. Seuls en ont le droit le Q.G. de Hitler et le ministère des Affaires étrangères.
— Pensez-y bien, Reichsführer, pria Kersten. Il n’est vraiment, vraiment pas possible que je téléphone de Stockholm à Hartzwalde, ou que je me fasse appeler de Hartzwalde à Stockholm ?
— Absolument pas possible, dit Himmler.
— Même si vous êtes gravement malade ? s’écria Kersten. Un homme de votre qualité ! Un chef de votre envergure !
L’appel à la peur et à la vanité eut enfin le résultat que cherchait Kersten.
— Laissez-moi tout de même le temps de réfléchir, dit Himmler d’un ton brusque.
Le lendemain, il reçut le docteur avec un sourire de triomphe et s’écria :
— Voilà, voilà, tout est réglé !
Il hocha la tête et poursuivit, plein de complaisance et de compassion pour lui-même :
— Voyez-vous, cher monsieur Kersten, j’ai tant de charges, tant d’attributions et si peu le souci de mes prérogatives personnelles que je ne connais pas toute l’étendue de mes droits. Or, depuis hier, Brandt a pris ses informations et j’ai su que, en qualité de ministre de l’Intérieur, j’ai à ma disposition une ligne téléphonique privée sur laquelle j’ai le droit de communiquer avec l’étranger. Comme je n’ai jamais eu besoin de m’en servir, je n’y avais pas pensé. Elle a le numéro 145.
Le Reichsführer fit un petit geste amical et dit :
— Elle est à vous.
Himmler prit un temps assez long pour donner toute leur valeur à ces paroles et poursuivit :
— Quand vous téléphonerez de Stockholm chez vous, à Hartzwalde ou à l’un de mes Q.G. – Berlin, Hochwald, Berchtesgaden ou ailleurs – demandez d’abord le n°145 et, quand vous l’aurez obtenu, donnez le numéro particulier que vous désirez. Vous aurez n’importe quelle communication en moins d’une demi-heure. Brandt a prévenu les Postes et la Gestapo que vous avez, de Stockholm, le droit de communication en priorité avec Hartzwalde et mes Q.G. Rien de plus simple, n’est-ce pas ?
L’espace d’un instant, le docteur ne fut pas capable de répondre. Tant de facilité pour obtenir un privilège exorbitant le laissait incrédule. Devenir soudain la seule personne privée dans le IIIe Reich qui pût téléphoner de l’étranger en Allemagne et y recevoir des communications d’Allemagne – et cela sans écoute indiscrète – une telle faveur dépassait en fantastique même le droit d’avoir pour boîte à lettres celle du Reichsführer.
Kersten reprit son sang-froid, s’inclina légèrement et dit :
— C’est merveilleusement simple. Je savais bien que vos pouvoirs devaient comporter cette attribution.
— Eh bien, vous en saviez plus que moi, dit Himmler en riant.
Le 27 septembre, c’est-à-dire à la veille du départ de Kersten pour Stockholm, le Reichsführer déclara au docteur, après une conversation longue et décisive :
— Je suis d’accord avec vous : on ne doit pas se montrer trop dur envers le sang germanique. Il faut qu’il en reste. Les Danois et les Norvégiens qui sont dans mes camps vont avoir un traitement de faveur. Vous allez rencontrer, je le sais, les dirigeants suédois. Quand vous reviendrez, j’agirai selon leurs désirs.
— J’ai encore une chose à vous demander, dit Kersten. Il s’agit de mon ami, Karl Venzel. J’ai toujours votre parole d’honneur, votre parole d’homme et de grand chef allemand qu’il aura la vie sauve ?
— Vous l’avez, dit Himmler.
L’âme en paix, le docteur alla boucler ses valises.